Située entre Québec et Montréal à environ 200 kilomètres à l’Est de cette dernière, la rivière Ste-Anne origine du lac du même nom, lequel fait partie de la Réserve faunique des Laurentides. Drainant un bassin de 1083 km2, la rivière Sainte-Anne traverse la ville de Saint-Raymond, les villages de Sainte-Christine-d’Auvergne, Saint-Alban et Saint-Casimir pour atteindre le fleuve Saint-Laurent à la hauteur de la municipalité de Sainte-Anne-de-la-Pérade. Elle reçoit, sur les 143 kilomètres de son parcours les eaux de plusieurs affluents dont les plus importants sont : Le Bras du Nord (34 km.) la Ste-Anne Ouest, la Tourilli et la rivière Noire (53 km)
Si le nom de la rivière Sainte-Anne vous est familier aujourd’hui, c’est certainement parce qu’elle reçoit la visite d’un petit poisson migrateur apprécié par les amateurs de pêche hivernale : le poulamon Atlantique, mieux connu sous l’appellation de «p’tit poisson des chenaux».
Mais la rivière Sainte-Anne, n’a pas toujours été appréciée que pour la pêche aux poulamons ! Cet affluent de la rive Nord du fleuve Saint-Laurent a aussi déjà été fréquenté par un autre poisson très convoité des pêcheurs mais beaucoup plus imposant que le poulamon : le saumon atlantique !!!
Mais pour une rivière imposante dont l’embouchure se situe à seulement une quarantaine de kilomètres à l’Ouest de la rivière Jacques-Cartier, dernier affluent qui soit fréquenté par le saumon en remontant le fleuve vers Montréal, qu’est-il arrivé à Salmo salar dans la rivière Sainte-Anne ? Le saumon atlantique a-t-il réellement fréquenté la rivière Sainte-Anne ?
Reportons-nous dans le temps et grâce à la magie des documents anciens auxquels il n’est pas défendu de mêler un peu de rêve… découvrons l’histoire du saumon atlantique dans la rivière Sainte-Anne.
L’ère d’abondance
Nous sommes en 1832, Joseph Bouchette arpenteur général du Canada vient tout juste de terminer une mise à jour de son colossal ouvrage: « Topographical Dictionary, British Dominions in North America ».
La rivière Ste-Anne est la première rivière sur la rive nord du St-Laurent où il mentionne la présence du saumon, en ces termes: «La pêche au saumon dans la Ste-Anne est aussi une ressource très importante et pourrait l’être encore plus… » Il nous renseigne du même coup sur la façon de pêcher de nos ancêtres: «… On pêche le saumon au harpon à la lumière d’une torche placée à l’avant du bateau, mais comme le poisson se tient en haut des rapides la pêche est dangereuse…».
Une rivière étranglée
Le flottage du bois sur la rivière Sainte-Anne déjà important du temps de Bouchette va toujours en s’accroissant. En 1848 un barrage vient d’abord couper l’accès à la rivière Noire, aussi utilisée par le saumon pour la fraie, puis au début des années 1850, un autre est érigé sur la rivière Ste-Anne à la hauteur de St-Casimir (à 20 km de l’embouchure). Salmo Salar devient à l’étroit et la situation se détériore à tel point que dans un ouvrage daté de 1857 «Salmon fisheries of the Ste-Lawrence», Richard Nettles un ardent défenseur du saumon déplore la quasi disparition de ce poisson dans la rivière même si selon lui: «La rivière Ste-Anne se compare à la Jacques-Cartier comme rivière à saumon; en fait, elle est à tous égards, plus longue et plus large avec un débit d’eau supérieur.» Il attribue pour sa part la détérioration des stocks à la pêche illégale sur les quelques frayères qui restent.
Suite à l’ouvrage de Nettles et aux pressions du groupe de conservationnistes qu’il dirige, les politiciens s’émeuvent du sort misérable fait au roi de nos eaux. Au cours de la session 1857-58 le parlement adopte le «Fishery act» dont le but est de protéger cette espèce.
Un nouveau souffle…
Peu après, l’infatigable Nettles est nommé surintendant des pêcheries avec comme mandat de faire appliquer la loi fraîchement adoptée. Il s’acquitte consciencieusement de sa tâche. Les extraits suivants d’un rapport manuscrit d’inspection rédigé par Nettles dans les années 1860 en font foi. Ce rapport est aujourd’hui conservé aux Archives Nationales à Ottawa.
– NETTLES DEVIENT GARDE-PÊCHE…
«Je me suis rendu sur la rivière Sainte-Anne en amont de Saint-Casimir et j’ai examiné le barrage appartenant à M. Méthot. Cette rivière est d’un débit considérable et du côté Est il y a une chute ou glissoire à bois. Les saumons qui fréquentent cette belle rivière semblent prendre le côté opposé, de fait, j’ai été informé que plusieurs ont été pris sous la roue du moulin. Les saumons ont été plus nombreux cette année que depuis longtemps et j’ai entendu dire que plusieurs ont été pris illégalement près du barrage…»
– NETTLES SE REND À LA RIVIÈRE NOIRE…
…«J’ai continué ma route et j’ai examiné le barrage sur la rivière Noire (un tributaire de la Sainte-Anne), j’ai donné les instructions et indiqué l’emplacement où devrait être érigée la passe migratoire…»
…«Les saumons avaient l’habitude de fréquenter cette rivière (Noire) en grand nombre, elle est bien adaptée à la fraye. Les chutes de la Sainte-Anne empêchent le saumon d’aller plus haut, mais il y a plusieurs bonnes frayères en bas…»
– NETTLES OBTIENT L’AIDE DE DIEU COMME AUXILIAIRE DE LA FAUNE
…«J’ai rencontré le curé à Saint-Casimir et lui ai demandé sa coopération pour obtenir le respect de la loi des pêcheries…….. Il m’a dit qu’il avertirait publiquement ses paroissiens de la réglementation le dimanche suivant après la messe…»
La fin
Jusqu’à quelle époque la population de saumons s’est-elle maintenue? Il semble selon des témoignages obtenus des anciens de la place qu’eux-mêmes le tiennent de leurs prédécesseurs qu’une population dont on ne peut toutefois évaluer l’importance était toujours présente dans les années 1890.
Mais dans la nuit du vendredi 27 au 28 avril 1894, un événement géologique d’une grande ampleur se produisit sur le territoire du comté de Portneuf changeant à jamais le paysage riverain de la rivière Sainte-Anne. Un gigantesque éboulis précipite dans les eaux de la rivière une masse de terre que l’on rapporte encore à ce jour comme étant le plus important glissement de terrain de l’histoire récente du Canada quant à la quantité de terre déplacée[i] (que le recteur de l’Université de Laval de l’époque évaluera à plus de six milliards de pieds cube).
Cette masse d’eau et de boue balaie tout sur son passage et en plus d’un lourd tribut en vies humaines et dégâts matériels met un point final à la présence du saumon atlantique et du poulamon dans la rivière. Son lit prendra plusieurs dizaines d’années à se nettoyer, l’embouchure venant presque à sec en période d’étiage.
Et si un jour…
Le poulamon est revenu dans la rivière quelques années plus tard. Les barrages ont disparu de la rivière Noire. Celui de M. Méthot a fait place à un ouvrage de Hydro-Québec à environ 25 kilomètres de l’embouchure, soit à moins de 5 kilomètres de l’endroit où étaient les chutes Sainte-Anne mentionnées par Nettles. La portion de la rivière accessible est redevenue, à peu de chose près, ce qu’elle était au temps de Bouchette.
Est-ce qu’une population de saumon pourrait faire son retour dans l’état actuel de la rivière ?
L’expérience serait certainement intéressante. Chose certaine, si l’accès était donné aux magnifiques frayères du haut de la Sainte-Anne et de ses affluents, ce cours d’eau présenterait un potentiel égal ou supérieur aux grandes rivières de la Gaspésie.
Le saumon pourrait-il remonter ?
En août 1985 après trois ou quatre captures officieuses (une de près de onze livres) tenues secrètes à cause de la réglementation sévère entourant la pêche du saumon, un brave s’est présenté…
Monsieur Marcel Richer, un pêcheur sportif de St-Marc-des-Carrières a capturé un saumon sur la Sainte-Anne au pied du barrage de Hydro-Québec à la hauteur de la municipalité de Saint-Alban. Il a enregistré sa prise auprès des biologistes œuvrant sur la rivière voisine, la Jacques-Cartier.
Bien sûr, vous pouvez toujours croire qu’il s’agit d’un hasard, que ce premier saumon est un cas unique. Parlez-en à Marcel Richer ! Il sera peut-être d’accord avec vous pour qualifier ce premier saumon de cas d’exception celui-là, de même que le second qu’il a capturé au même endroit quelques jours plus tard…
» Texte de Claude Rompré et Chantal Leblanc
» Photos fournies par Claude Rompré
[i] Source: Les 14 naufragés de St-Alban
Le cataclysme de la rivière Ste-Anne en 1894
Au dit-lieu de Portneuf, Corbeil & Gignac, 2012, St-Raymond.
Carnet A18 Alton – Louis Legendre 1832
Photographies :
- Rivière Ste-Anne à la hauteur de St-Casimir
- Pêche au harpon, rivière Bras-du-Nord
- Rivière Ste-Anne dévastée suite au grand glissement de terrain de St-Alban